Il y a encore cinq ans, Joseph Kabila quittait le palais de la Nation avec l’aura d’un tacticien politique aguerri, celui qui avait survécu à dix-huit années de pouvoir dans l’un des pays les plus instables au monde. Aujourd’hui, les sénateurs ont voté le 22 mai 2024 en faveur de la levée de l’immunité de l’ancien chef de l’État, accusé par Félix Tshisekedi de soutenir les rebelles de l’AFC/M23. La Justice militaire de la RDC veut poursuivre Joseph Kabila pour trahison, participation à un mouvement insurrectionnel, crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Comment l’homme qui contrôlait les rouages du pouvoir congolais s’est-il retrouvé dans cette impasse judiciaire et politique ? L’analyse de son parcours post-présidentiel révèle une succession d’erreurs stratégiques qui ont transformé un retrait tactique en véritable naufrage politique.
- Le silence qui tue : l’échec d’une opposition crédible (2019-2022)
L’erreur fondamentale de Kabila réside dans sa stratégie du silence adoptée dès janvier 2019. Persuadé que sa discrétion lui permettrait de revenir en force, il a laissé le vide se creuser autour de ses idées pendant plus de trois ans. Cette absence de leadership a créé un vacuum politique que Félix Tshisekedi s’est empressé de combler avec son « Union sacrée » lancée en décembre 2020.
Depuis les élections de 2018, les 341 députés du FCC naviguent littéralement à vue. En 2021, lors de la motion de censure contre le gouvernement Ilunga, plusieurs élus kabilistes ont avoué ne pas savoir quelle position adopter faute de directives claires. Cette cacophonie a culminé en 2022 avec le ralliement massif de députés FCC à l’Union sacrée.
De Mbuji-Mayi au Kasaï en passant par Lubumbashi, les cadres locaux témoignent d’un abandon total : pas d’instructions, pas de budget, pas de stratégie. Cette passivité a permis à Tshisekedi de démanteler méthodiquement l’héritage kabiliste sans rencontrer de résistance organisée.
2. PPRD : autopsie d’un parti laissé à l’abandon
Le sort du Parti du Peuple pour la Reconstruction et la Démocratie illustre parfaitement l’incurie politique de son fondateur. En octobre 2024, le PPRD a été suspendu par la justice congolaise et ses biens saisis. Cette sanction judiciaire ne fait que consacrer un délitement qui dure depuis 2019.
Faute d’investissement et de renouvellement, la machine politique kabiliste s’est grippée. À Kolwezi, ancien fief kabiliste, les structures du parti se sont vidées dès 2020. À Bukavu, les jeunes militants ont massivement rejoint l’UDPS, l’AFDC, l’UNC ou créé leurs propres mouvements. Lors des élections législatives partielles de 2023 dans le Haut-Katanga, le PPRD n’a même pas pu présenter de candidat faute de moyens.
L’homme qui avait bâti sa carrière sur le contrôle des appareils depuis 2001 a laissé son propre parti se décomposer, privé de la sève financière et politique qui l’alimentait depuis la mort de son père.
3. Un entourage figé dans l’ambre du passé
Kabila s’est entouré de conseillers vieillissants, prisonniers des réflexes d’une époque révolue. Augustin Katumba Mwanke (décédé en 2012), Samba Kaputo, Néhémie Mwilanya : ces « dinosaures » politiques, formés aux méthodes des années 2000, se révèlent incapables de comprendre les mutations profondes de la société congolaise contemporaine.
L’impact des réseaux sociaux sur l’opinion publique leur échappe totalement. Quand les jeunes Congolais se mobilisent massivement sur TikTok, Facebook, Twitter ou dans les groupes WhatsApp, l’entourage du Raïs mise encore sur les meetings traditionnels et les médias classiques. La montée des mouvements citoyens comme Filimbi ou Lucha, l’évolution des aspirations de la jeunesse congolaise : autant de phénomènes qui échappent totalement à ce premier cercle sclérosé.
Un diplomate français résumait cruellement la situation en 2023 : « Le premier cercle de Kabila parle encore comme en 2006, ils n’ont pas compris que le Congo de 2024 n’est plus celui de Laurent-Désiré. »
4. La trahison par l’Est : quand l’accusation devient évidence
L’accusation la plus grave pesant sur Kabila concerne ses liens présumés avec les groupes armés qui déstabilisent l’Est du pays depuis novembre 2021. En avril 2025, l’ancien président a annoncé son retour au pays par la zone sous contrôle du mouvement terroriste du M23, qu’il est accusé par les autorités de soutenir militairement et financièrement.
Cette stratégie de retour par les territoires occupés constitue un véritable camouflet pour sa crédibilité. Comment l’ancien président peut-il prétendre défendre la souveraineté congolaise tout en empruntant les routes contrôlées par ceux qui la bafouent ? Pire encore, des sources militaires évoquent des livraisons d’armes transitant par ses réseaux d’affaires vers les positions du M23.
Au Nord-Kivu, théâtre des pires atrocités commises par le M23 depuis mars 2022, la population accuse Kabila d’un silence complice. Son absence totale de réaction face aux massacres de Kishishe (novembre 2022) et de Bambo (janvier 2023) nourrit un ressentiment qui dépasse désormais ses propres partisans. Même au Nord-Kivu, son ancienne terre d’élection, les sondages de 2024 le créditent de moins de 12% d’opinions favorables.
5. L’isolement diplomatique : de VIP à persona non grata
Kabila était jadis un interlocuteur incontournable pour Washington, Paris et Bruxelles. Cette époque semble définitivement révolue. Aucune capitale occidentale ne le sollicite plus, et même l’Union africaine l’a rayé de ses carnets d’adresses. Pareil pour Kampala qui, tout en jouant le jeu paix-déstabilisation de la RDC, ne mise plus sur lui.
Cette marginalisation diplomatique traduit une perte d’influence considérable. Les chancelleries ont tiré les leçons de son règne et ne voient plus en lui qu’un facteur de déstabilisation potentiel. Sa réputation d’homme aux méthodes controversées a fini par le rattraper sur la scène internationale.
Même Beijing, partenaire traditionnel de Kinshasa, garde ses distances. Les contrats chinois signés sous son règne sont réexaminés par l’administration Tshisekedi, et aucun dirigeant chinois n’a reçu Kabila depuis 2019. L’Afrique du Sud de Ramaphosa, qui avait misé sur lui comme médiateur régional, l’a également écarté de ses initiatives diplomatiques dans la région des Grands Lacs.
6. L’hémorragie financière : quand l’empire économique s’effrite
Au-delà du politique, Kabila paie également le prix de ses erreurs dans la gestion de son empire économique. Ses participations dans les mines du Katanga, ses investissements immobiliers à Kinshasa et ses réseaux d’affaires régionaux subissent une pression croissante.
La Gécamines, qu’il contrôlait indirectement, a vu ses contrats les plus juteux renégociés par l’équipe Tshisekedi. Ses proches collaborateurs comme Dan Gertler sont sous sanctions américaines depuis 2017, fragilisant ses montages financiers. En 2023, plusieurs de ses sociétés-écrans ont été épinglées par la justice congolaise pour évasion fiscale.
L’effet domino : Cette hémorragie financière a des conséquences directes sur sa capacité d’influence. Sans les moyens de financer ses réseaux, Kabila voit ses soutiens fondre comme neige au soleil. De nombreux caciques du FCC, privés de prébendes, ont rejoint l’Union sacrée uniquement pour des raisons alimentaires.
7. Nationalisme de façade : quand les mots remplacent les actes
Le plus cruel des paradoxes concerne la rhétorique nationaliste de Kabila. L’homme qui se présente comme le défenseur ultime de la souveraineté congolaise n’a posé aucun acte concret pour défendre cette souveraineté menacée par les exactions du M23 et les incursions rwandaises.
Depuis les premières attaques du M23 en novembre 2021, Kabila n’a publié aucun communiqué, organisé aucun meeting de soutien aux FARDC, participé à aucune initiative de solidarité avec les déplacés. Cette contradiction entre le discours et l’inaction a fini par lasser même ses plus fidèles partisans.
En 2024, plusieurs jeunes du Katanga déclaraient ne plus se reconnaître dans un homme qui se contente de slogans sans apporter aucune réponse concrète à la guerre et à la misère. À Lubumbashi, son ancien fief, les manifestations de soutien se comptent désormais sur les doigts d’une main.
Kabila continue de parler de « Congo d’abord » tout en étant poursuivi pour collaboration avec les ennemis de ce même Congo. Cette schizophrénie politique achève de déconsidérer son discours patriotique.
L’héritage en cendres
Joseph Kabila pensait contrôler la RDC même après sa retraite. Six ans plus tard, les faits lui donnent tort de façon spectaculaire. Depuis qu’il avait annoncé, en avril 2025, regagner le pays par sa partie orientale, l’ancien Chef de l’État congolais est sous l’œil du cyclone.
Entre la perte de son parti, l’isolement diplomatique, l’effondrement de son empire économique, les accusations de trahison et une équipe figée dans le passé, il incarne aujourd’hui l’archétype du dirigeant qui a mal négocié sa sortie de scène. Son après-règne ressemble à un véritable naufrage politique, où chaque décision prise semble avoir aggravé sa situation.
La population l’a progressivement oublié, ses anciens alliés comme Vital Kamerhe ou Bahati Lukwebo, dit Maradona, ont changé de camp, et ses rivaux comme Jean-Pierre Bemba ou Martin Fayulu ont consolidé leurs positions. Certains caciques du FCC évoquent désormais « un silence devenu auto-destructeur ».
L’ironie de l’histoire veut que celui qui avait bâti sa réputation sur sa capacité à survivre aux crises les plus graves soit aujourd’hui victime de ses propres erreurs d’appréciation. Dans un Congo en mutation, Kabila apparaît désormais comme un vestige d’un passé que le pays cherche à dépasser.
Morale de l’histoire : En politique, la retraite ne se décrète pas, elle se mérite. Kabila a oublié cette règle fondamentale et en paie aujourd’hui le prix fort. Son cas d’école illustre parfaitement comment un héritage politique peut s’effondrer quand on néglige les fondamentaux : maintenir ses troupes, nourrir ses réseaux, et surtout, ne jamais couper les ponts avec son propre peuple.